vendredi, mars 29, 2024

Naziha Atti : « C’est facile d’être une femme scientifique en Tunisie »

Par: Amzath Fassassi

Femme de science et militante syndicale, Naziha Atti, chercheure tunisienne en production animale et fourragère, fait partie des lauréats du Prix Kwame Nkrumah de l’Union Africaine pour l’excellence en matière scientifique. Le professeur Atti est titulaire d’un diplôme d’ingénieur et d’un doctorat de l’Institut national d’agronomie de Tunisie (INAT). Ses principaux domaines de recherche concernent la production ovine et caprine. Elle a codéveloppé un système de notation de l’état corporel propre aux races de moutons à queue grasse permettant la prédiction in vivo de leur composition corporelle. Elle possède une importante bibliographie, avec 150 publications, dont 90 articles scientifiques. Passionnée de recherche, Naziha Atti est aussi bien militante de la science que des droits des travailleurs. Chercheure reconnue sur le plan international, elle est aussi secrétaire générale adjointe de la Fédération Générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (FGESRE) de Tunisie. Elle évoque dans cette interview les difficultés liées à la condition de femme chercheure dans un environnement culturel musulman, tout en louant les efforts de son pays en matière de promotion de la femme.

Qu’est-ce qui vous a valu le prix Kwame Nkrumah 2018 pour l’excellence scientifique ?

Un dossier, sur la thématique de recherche « Gestion alimentaire des petits ruminants en conditions difficiles », remplissant les conditions exigées par ce programme pour le prix régional que j’ai eu et où il faut avoir publié au moins cinq articles dans des revues (ayant un facteur à 1,0 d’impact supérieur). J’en ai une cinquantaine ; une autre condition est d’avoir supervisé au moins 5 doctorants. J’ai 5 thèses soutenues, 2 chez les rapporteurs et 3 en cours. Il fallait aussi avoir un indice H d’au moins 5. Je suis à 16 sur Scopus Database et 18 sur Google Scholar. Enfin, il fallait avoir écrit un article de revue dans son domaine de spécialisation. J’en ai deux.

Vos travaux ont porté sur l’alimentation des ovins et des caprins selon les disponibilités alimentaires. Parlez-nous de l’utilité pratique de ces recherches. Quelle est la portée de ces travaux, dans le contexte des pays africains ?

La production animale représente la spéculation agricole la plus répandue en Afrique. C’est une source de revenus pour de nombreuses familles, voire des régions entières. Elle occupe ainsi une place très importante sur le plan socio-économique. L’élevage ovin et caprin, qui reste dans sa majorité extensif, valorise les faibles ressources des parcours ou encore les ressources marginales des exploitations agricoles. Les conditions climatiques rudes et les faibles pluviométries font pratiquement la règle dans l’ensemble de l’Afrique, avec des années entières de sécheresse ou de longues saisons sèches. Cette situation se répercute sur la production pastorale et fourragère dans cette région du monde et fait que les disponibilités alimentaires pour les animaux, dans les parcours essentiellement, ne sont qu’exceptionnellement suffisantes. Ainsi les animaux de cette région, les petits ruminants en particulier, sont sujets à des pénuries et raretés des aliments qui engendrent un état de sous-alimentation parfois poussé.

“Il faut subventionner la production des céréales avant de subventionner la consommation des produits céréaliers importés.”

Dans ces conditions et compte tenu des faibles revenus de la population rurale et du coût élevé des aliments pour bétail, notre recherche a porté sur la caractérisation des races locales avec l’étude des mécanismes d’adaptation à la sous-alimentation et la mise au point de systèmes alimentaires en fonction des disponibilités alimentaires, tout en tenant compte des caractéristiques de ces races. Rapidement, le premier résultat, c’est la nécessité de promouvoir les races locales bien adaptées aux conditions sévères d’alimentation, en particulier dans le contexte des changements climatiques. On peut améliorer leur productivité à travers une conduite rationnelle et ne faire recours au croisement avec d’autres races que lorsque le milieu le permet et se limiter à la première génération de croisement. Comme conduite des troupeaux, faire coïncider les besoins physiologiques élevés avec la saison de disponibilité alimentaire est une excellente stratégie alimentaire. Les besoins alimentaires sont les plus élevés à partir de la mise-bas et pendant la lactation, que ce soit en allaitement ou en traite, donc faire naître les agneaux et les chevreaux en saison alimentaire favorable est une solution économique. Ceci est possible puisqu’il a été démontré que les races locales ont des capacités physiologiques à se reproduire pratiquement en toute saison. Comme stratégie alimentaire et si les agnelages ont lieu en saison sèche où la biomasse au pâturage est faible, le sevrage précoce (40 à 60 jours) des agneaux de différentes races locales permet de libérer les mères qui peuvent alors supporter la sous-nutrition poussée. L’engraissement des agneaux séparés de leurs mères engendre des taux de croissance plus élevés. Toujours en cas de disette, on peut se permettre une sous-alimentation plus ou moins intense dans d’autres stages physiologiques tels que l’entretien et à moindre degré, la gestation. Par ailleurs, il faut valoriser toutes les ressources alimentaires conventionnelles (pâturage, foin, aliment concentré et autres) et non conventionnelles telles que les résidus de récolte, les sous-produits agro-industriels, certains arbustes. Cependant il faut respecter l’équilibre de la ration du moins en apport énergétique et azoté. A titre d’exemple, le cactus dont la culture s’étend de plus en plus dans les régions arides et semi-arides est une excellente source énergétique mais son apport azoté est très limité; lorsque l’alimentation des animaux est basée sur le cactus, il faut penser à une source d’azote.

 

Quels sont les chantiers de recherche sur lesquels vous travaillez en ce moment ?

Je continue à travailler sur l’alimentation des petits ruminants en conditions difficiles. Je mène aussi des recherches sur l’alimentation des petits ruminants en conditions favorables puisqu’il y a, en Tunisie et en Afrique, des saisons et des régions favorables à l’intensification. Le produit final du mouton et la chèvre c’est le lait et la viande et j’ai un axe de recherche sur la Qualité de ces produits.

 Vous travaillez dans un domaine qui a trait à la sécurité alimentaire. Dites-nous, en quelques mots, les conditions sine qua non d’une politique soucieuse d’assurer la sécurité alimentaire ?

 

Pour assurer la sécurité alimentaire, il faut soutenir et encourager les agriculteurs à produire, donc les protéger d’abord de l’introduction de produits concurrents, en particulier les produits de base. Il faut subventionner la production des céréales avant de subventionner la consommation des produits céréaliers importés. Dans chaque pays, Il faut imposer des plans d’assolement selon les régions, pour garantir la production de produits de première nécessité d’une part et pour conserver la capital sol, d’autre part.

 

À présent, parlez-nous de votre parcours de femme scientifique…

 

J’étais affectée à l’Institut National de Recherches Agronomiques de la Tunisie, en tant qu’ingénieur, en 1981. Dans un premier temps, mon programme de recherche a porté sur le croisement des bovins de race locale par des races introduites. Notre conclusion sur ce programme c’est qu’il faut arrêter le croisement à la deuxième génération et ne pas continuer dans le croisement d’absorption. J’ai tenu à terminer mes études de 3e cycle. Le soutien de mon mari était inconditionnel ; j’ai suivi les cours de la première année de ce cycle à l’IAMZ (Zaragoza, Espagne) bien qu’étant mariée. Depuis l’obtention de ce diplôme en 1985 je me suis investie en recherche sur les ovins et caprins de races locales. En parallèle je me suis engagée dans le travail syndical et j’ai pris mes responsabilités dans le syndicat des chercheurs agricoles. Et comme pour avancer dans une carrière de recherche, il fallait la thèse de doctorat, je me suis investie dans cette thèse depuis le début des années 90. Cette fois-ci non seulement le soutien et l’encouragement de mon mari, mais aussi celui de toute ma famille, ma défunte mère, mes sœurs et mes frères, qui ont pris à leur charge mes enfants pendant 3 ans pour que je me libère à mon travail de thèse qui ne s’est achevé qu’en 2000. Je continue d’avoir un programme de recherche réparti sur deux grands axes : la gestion et en particulier l’alimentation des ovins et caprins en conditions difficiles et la qualité du produit (lait et viande) de ces animaux. Mes travaux de recherche reposent sur des essais de performances qui se déroulent dans des Unités expérimentales réparties dans différentes régions de la Tunisie et des analyses de laboratoire au sein de l’INRAT ou dans d’autres laboratoires en Tunisie ou à l’étranger. Que ce soit pour les essais de recherche ou pour des projets de recherche développement, pour des ateliers de travail je me déplace souvent dans toutes les régions du pays, en particulier le milieu rural. En tant que chercheur, je participe à des séminaires scientifiques, des ateliers avec des professionnels, la formation d’étudiants, d’ingénieurs, techniciens et éleveurs ; je rédige des articles, j’encourage les jeunes chercheurs à rédiger eux-mêmes leurs résultats sous forme d’articles, à prendre part à des sessions de formation thématique. Toutes ces activités se sont déroulées dans le cadre d’équipes de travail formées non seulement de chercheurs, mais d’ouvriers, techniciens, étudiants et autres professionnels, que je tiens à remercier tous. J’ai grimpé les différents grades, actuellement je suis professeur et du côté syndical, je suis secrétaire générale adjointe de la Fédération Générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (FGESRE), au sein de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT).

Pensez-vous que vous étiez destinée à une carrière de scientifique ?

 

Oui, j’ai toujours aimé les sciences et les maths. Mon professeur d’arabe m’a interdit, l’année d’orientation (à l’âge de 15 ans), de faire institutrice ou suivre une section littéraire, bien que je fusse parmi les meilleurs chez lui et il m’a dit « tu dois faire une carrière universitaire scientifique ». Puis, l’année d’après j’étais impressionnée par les premiers cours de chimie, et j’ai beaucoup aimé les petites expériences en séance de travaux pratiques et j’étais la première à réussir ces manipulations. Mon prof me disait que je serai une bonne chercheuse scientifique. Plus tard, lorsque j’ai eu mon diplôme d’Ingénieur, j’étais affectée à un organisme de développement, mais j’ai refusé et attendu quelques mois pour avoir mon affectation à l’Institut National de Recherches Agronomiques de la Tunisie.

 Est-il facile d’être une femme scientifique dans un pays musulman ? Quels sont les freins, à l’échelle de la Tunisie, à un épanouissement des femmes dans les laboratoires ? Y a-t-il des discriminations liées à la condition de femme ?

 

Avant d’être une femme scientifique, il faut d’abord avoir la possibilité d’aller à l’école, ce qui n’est pas toujours à la portée de toutes les filles des pays musulmans, et ceci est en relation avec le dogme des parents, les nouveaux fanatiques en particulier, convaincus que le sort de la femme est de s’occuper uniquement du foyer. Mes parents, de milieu très modeste, étaient ouverts, ils ont cru dans la science. Mon défunt père, illettré et né en 1913, nous a encouragées (mes sœurs et moi-même) à continuer nos études en allant dans des lycées loin du village natal où on a passé des années à l’internat. C’est une expérience très enrichissante et constructive. Toutefois, la Tunisie (pays musulman), est sans doute le seul pays au monde à « fêter la femme » deux fois par an : le 8 mars à l’occasion de la journée internationale de la femme et le 13 août, date-anniversaire de la promulgation du Code du Statut familial, en ce jour-là de l’année 1956, soit moins de 5 mois après l’indépendance.  Autre exception tunisienne : cette journée est chômée depuis 1957… Depuis l’indépendance, l’histoire moderne de la Tunisie est jalonnée d’acquis en faveur de la femme. Je citerai à titre indicatif et non exhaustif : la reconnaissance des droits politiques en 1957, le contrôle des naissances en 1960, le droit à l’avortement en 1973, la création du CREDIF et l’abolition du droit d’obéissance à l’homme en 1993.

 

“La Tunisie est sans doute le seul pays au monde à « fêter la femme » deux fois par an : le 8 mars à l’occasion de la journée internationale de la femme et le 13 août, date-anniversaire de la promulgation du Code du Statut familial.”

Aujourd’hui, la femme tunisienne dispose du statut le plus avancé du monde arabe et africain. Elle le doit au premier chef d’Etat, Habib Bourguiba, mais aussi à tous ces hommes et ces femmes connus ou anonymes qui y ont contribué par leurs écrits ou leur engagement politique. On peut citer les réformateurs tunisiens des XIXe et XXe siècles, féministes avant la lettre, Cheikh Salem Bouhajeb, Ibn Abi Dhiaf, Manoubia El Ouertani, Habiba Menchari qui réclama la suppression du voile en 1924 et plaida pour l’abolition de la polygamie en 1929, Tahar Haddad, le héros de l’émancipation féminine avec son chef d’œuvre « Notre femme dans la charia et la société », publiée en en 1924

Les femmes tunisiennes occupent une place importante dans le domaine de la recherche scientifique. Les dernières statistiques publiées par l’UNESCO montrent que la Tunisie est bel et bien un pays où la parité homme-femme dans la recherche scientifique est parfaitement respectée. En effet, les données issues d’une étude basée sur une approche genre, indiquent qu’en Tunisie, 55% des chercheurs sont des femmes, un taux meilleur que celui enregistré dans des pays technologiquement avancés comme la France (27%) et l’Allemagne (28%) ou encore la Suède (34%). L’institut de la statistique de l’UNESCO indique à cet effet, qu’en Tunisie, 65% des étudiants titulaires d’une licence sont de sexe féminin et 69% des docteurs sont des femmes. Ainsi, c’est facile d’être une femme scientifique en Tunisie. Cependant il reste nécessaire de s’occuper des filles du milieu rural pour continuer leurs études et faire des carrières universitaires.

 Bénéficiez-vous d’un appui du gouvernement tunisien, dans le cadre de vos travaux de recherche ?

 

En Tunisie, l’essentiel de la recherche s’effectue dans des Instituts et centres nationaux de recherche ou dans les universités. C’est l’Etat qui finance la recherche scientifique. En plus, il y a les projets de coopération bilatérale ou internationale. Nos équipes de recherche sur les sciences animales ont bénéficié de plusieurs projets de recherche de ce genre.

 

Que diriez-vous à toutes les femmes musulmanes d’Afrique, notamment d’Afrique sub-saharienne, qui subissent des pressions familiales pour ne pas embrasser une carrière scientifique ou ne pas faire de longues études ?

Pour celles qui ont eu l’opportunité d’aller à l’école, il faut continuer et tenir à avoir le Bac ou d’autres diplômes pour accéder à l’université et, de là, continuer…Pour celles qui ont fait des études universitaires et qui se sentent capables ou « ont le virus » de la recherche, il faut tenir bon pour embrasser une carrière scientifique. On peut se faire aider par sa famille par moments, baisser occasionnellement le rythme mais il ne faut pas lâcher. C’est un métier qui permet d’aboutir à des résultats de grande utilité pour son pays, des résultats qui peuvent avoir des portées socio-économiques intéressantes, des portées culturelles, environnementales, etc. En outre cela permet d’avoir des satisfactions personnelles. La publication d’un nouvel article donne lieu à de la joie ; idem pour l’augmentation de l’indice H,  la soutenance de thèses ou de Masters de ses étudiants est une fierté.

 Avez-vous des collaborations, en matière de recherche, avec d’autres femmes africaines ?

Malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, non.

Souhaiteriez-vous en avoir ?

Bien sûr que je souhaite avoir des collaborations dans ce sens. D’ailleurs, dans le petit mot de remerciement que j’ai prononcé à l’Union Africaine, au nom de tous les lauréats, j’ai demandé aux responsables africains d’encourager la collaboration en matière de recherche scientifique entre les pays africains.

Que ferez-vous avec la récompense attribuée par l’Union Africaine ?

C’est personnel.

source :  www.scidev.net

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